Alexandre

Rigotard

 
   
 

C'est un tableau qui, à la suite de Frédéric Meyer, nous entraîne sur les chemins de mémoire, vers une enfance heureuse où le peintre tenait une grande place.

Le tableau est accroché au mur: une barque de pêche amarrée dans le port d'Alger, bassin de l'Amirauté. Les reflets dans l'eau sont d'une vérité hallucinante. Un léger voilier glisse à quelque distance, dont le triangle de toile blanche se dessine, à l'envers et déformé; sur le miroir mouvant du bassin. Il longe le môle où s'élève, insolite, un bâtiment surnommé bizarrement "le Palais des langoustes", rosissant sous un soleil de fin d'après-midi.

Lorsque je regarde cette toile signée Alexandre Rigotard, le passé reprend vie. J'étais enfant. Je connaissais bien M. Rigotard qui habitait l'appartement situé juste au-dessus de celui de mes parents, rue Mogador à Alger. Cet artiste avait offert, quelques années auparavant (vers 1920) le tableau à mon père. Ce dernier, admirant l'œuvre, avait dit tout à coup: "Cher ami, le bateau part à la dérive! ... " Instantanément, M. Rigotard s'aperçut de son omission et s'exclama en riant: "Sapristi! J'ai oublié de l'amarrer! ... " Quelques minutes plus tard, un filin reliait l'embarcation à une petite bouée brunâtre.

Quiconque eût rencontré, dans la rue et sans le connaître, Alexandre Rigotard, n'aurait pu manquer de se dire: "C'est un artiste peintre !". En effet, l'homme en était, physiquement, le vivant symbole tel qu'on l'imaginait à cette époque. Rien n'y manquait: le chapeau de feutre à large bord, la barbe légèrement grisonnante, la pipe inséparable, la cravate bouffante et la longue cape de couleur sombre.

Chez lui, où il vivait avec son épouse et leur fille Elise, il avait aménagé une pièce en atelier décoré de tentures de style arabe d'un côté, le mur faisant face étant couvert de nombreux tableaux dont la plupart étaient des marines, sa grande spécialité. Au centre de la pièce se dressait un gros chevalet toujours nanti d'une toile en cours d'élaboration. De cet atelier, on jouissait d'une vue magnifique sur cette partie d'Alger, dominant la baie arrondie terminée, au loin, par le cap Matifou. Sur la droite, se profilaient nettement les montagnes bleues du Djurjura, couronnées de neige en hiver ...

Parfois, j’accompagnais mon père, invité par son ami Rigotard à une traditionnelle anisette. Il arrivait fréquemment que le peintre fût, précisément, en train de brosser une toile. Alors, fasciné, je regardais le pinceau qui paraissait voleter sur cette toile, y déposant des touches légères d’un mélange mystérieux de couleurs, préalablement composé sur la palette. Et, peu à peu, sous mes yeux émerveillés, le miracle se produisait : ce reflet fugace dans l'eau, ce dos arrondi d’une houle fugitive, ce rayon de soleil venant caresser la proue d'un bateau illuminant une voile, tout cela prenait vie! Et tout cela durant que l'artiste fumait sa pipe en discutant paisiblement de choses et d’autres avec  mon père! ...

La radio n’avait pas encore fait son entrée dans les foyers, sauf rarissimes exceptions chez quelques férus de nouveauté. Encore  s'agissait-il de postes à galène nécessitant un attirail encombrant et diaboliquement compliqué permettant une vague audition de voix  ou de musiques lointaines, entrecoupée de crachotements affreux. Il ne pouvait être  question, pour les Rigotard, de posséder un équipement aussi décevant. En effet,  Mme Rigotard, mélomane avertie, n’eût pas supporté que sa chère musique classique, fût traitée de la sorte. L'audition même d’un disque, par le truchement nasillard d’un   "phonographe", lui était intolérable: " ... de la musique en conserve" disait-elle avec mépris, Il faut reconnaître qu'à l’époque... Elle avait eu la privilège d’être présentée à Camille Saint-Saëns durant l'un des séjours que fit l’illustre compositeur à Alger. Elle en parlait avec beaucoup de respect et une immense admiration!

Alexandre Rigotard partageait  son temps entre son bureau à la mairie d'Alger, la peinture de marines dans le  port ou les environs et quelques séjours à leur maison d'El Biar. Là, délaissant les bateaux, il peignait, avec le même bonheur, toiles ou aquarelles inspirées par le merveilleux panorama verdoyant.

Cette période des années vingt s'écoula ... Mes parents quittèrent l'Algérie, non sans avoir assisté aux festivités du "Centenaire" dont j'ai gardé le souvenir ineffaçable. Plusieurs années après, les Rigotard, à leur tour, abandonnèrent Alger pour s'installer à Aubagne, ville natale de Mme Rigotard, puis à Aix-en-Provence. C'est là que le peintre termina sa vie.

Et maintenant, où que vous puissiez être, monsieur Rigotard, ne regrettez pas d'avoir quitté ce monde. L'époque actuelle vous serait par trop étrangère!

 

 Frédéric Meyer

 

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