Jacques Berque |
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Frenda 1910 - 1995 |
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Le professeur Edmond Jouve, de l'Université de Nancy Il, est président de l'Association des écrivains de langue française (ADELF). Il nous présente ici un grand spécialiste de l'islam. |
L'homme dont je voudrais, aujourd'hui, célébrer la mémoire était né à Frenda, non loin de Taoughzour, en Algérie, en 1910. Né dans une famille catholique, il était le fils d'Augustin Berque, administrateur civil en Algérie. Il est mort foudroyé, à 85 ans, le 27 juin 1995, en pleine traduction de la Sunna. Massif, comme taillé à la serpe, il savait séduire et charmer. C'était une personnalité aux multiples facettes, à la fois homme d'action et de réflexion.
UN HOMME DE SCIENCE Il fur, avant tout, un homme de science. Se nourrissant de l'enseignement de ses maîtres, - en particulier de l'helléniste Louis Gerner qui l'initie à la sociologie - et de l'expérience acquise sur le terrain - alors qu'il est contrôleur civil puis administrateur civil au Maroc, de 1934 (date de la mort de Lyautey) à 1953 (date du départ en exil de Mohammed V), il édifie- pour reprendre la formule du Professeur Ahmed Moatassime - une « œuvre colossale » de grande portée. Dans son œuvre, Les structures sociales du Haut Atlas occupent une place particulière. C'est en rédigeant cette somme qu'il met en œuvre sa « sociologie en action ». Il la caractérise ainsi: « Abandonnant la méthode suspecte de l'informateur et des questionnaires, je lais- sais venir à moi les problèmes et les faits. Le meilleur de ma provende, je le recueillais presque par hasard à la faveur de tournées dans la montagne, de longues causeries sur les chemins, de débats judiciaires, de fêtes, de veillées. Ainsi s'approfondissaient simultané- ment l'amitié et la connaissance. » Jacques Berque savait, aussi, être modeste. Dans son avertissement publié dans sa seconde traduction du Coran (Paris, Albin Michel, 1995), il écrivait ceci : « Quatre ans de plus dans l'étude du texte coranique auront davantage armé le travail. On a bénéficié d'utiles observations glanées dans les comptes rendus assez nombreux auxquels a donné lieu la parution initiale. Plus grande sera ma dette envers le cheikh Dr Mahmoud Azab de l'Université Al Azhar, qui s'est livré à une relecture de ma traduction aussi savante que méticuleuse ( ... ). Redevable à ces connaisseurs de leurs précieuses remarques, je reste, m'étant rallié à la plupart mais non à toutes, seul responsable des faiblesses d'une entreprise où il est, selon tant de bons esprits, impossible de réussir». Comme islamologue, Jacques Berque aimait à rappeler que l'islam pouvait, à sa manière, participer au devenir des êtres humains et de leurs valeurs. Dans une certaine mesure, il nous apparaît comme un utopiste du réel en mesure de répondre aux défis des vicissitudes et de la nouvelle sémantique du monde. Souhaitant ici, comme ailleurs, ancrer sa pensée dans le réel, il fut à l'origine de l'émission télévisée Connaître l'islam, que France 2 diffuse tous les dimanches matin. Mieux que quiconque, Jacques Berque savait que « l'encre du savant est plus sacrée que le sang du martyr ».
UN HOMME DE CONVICTION Mais le professeur au Collège de France Jacques Berque (où, à partir de 1956, il occupe, après Louis Massignon, la chaire de L'histoire sociale de l'islam contemporain) fut, aussi, un homme de conviction. Il aimait à s'identifier aux valeurs de la République. Celles-ci apparaissent dans des études menées pour le gouvernement et, notamment, dans son texte de 1985 écrit à la demande de Jean-Pierre Chevènernent sur L'immigration à /'école de la République. Il écrit, notamment, à propos de la France: « Notre propre mondialité commence à l'ère islamo-méditerranéenne représentée sur notre sol par tant d'ouvriers, d'intellectuels et d'écoliers, lesquels rejoignent par un long cheminement le discours d'Averroès sur notre colline Sainte Geneviève» . Mais cet islamologue se doublait d'un traducteur du Coran. Les spécialistes ont mis l'accent sur le caractère littéraire et historique de cette traduction. La méthode utilisée fut large- ment pluridisciplinaire, « au carrefour - comme il disait - de la linguistique, de l'histoire orientale et des analyses conceptuelles, pour ne rien dire d'un recours à l'anthropologie des religions». Il puise donc, pour ce faire, dans des données extérieures au texte, qu'elles fus- sent ou non inspirées de lui. Dès lors, on imagine facilement les critiques que cette œuvre a pu susciter. Cette indépendance d'esprit est d'ailleurs l'une des caractéristiques de l'homme que nous évoquons. Il jettera sur le protectorat un regard lucide et parfois ravageur, ce qui lui vaudra, par mesure disciplinaire, d'être muté de Rabat au fin fond du Haut Atlas marocain à Imin-tanout, où il servira de 1947 à 1953. Après quoi, il quittera le Maroc pour l'Egypte comme consultant de l'UNESCO. Jacques Berque soutint également, avec force, la cause de la libération et de l'indépendance des peuples. C'est dans ces occasions que j'ai eu l'honneur de le rencontrer, de fraterniser avec lui, et de mettre parfois mes pas dans les siens. Le soutien aux peuples vietnamien, algérien et palestinien, le dialogue entre les deux rives de la Méditerranée, le combat pour un Québec libre, la lutte pour la levée de l'embargo en Iraq illustrent nos communes Andalousies. Là comme ailleurs, il a su faire la part des choses. Après avoir observé que l'Iraq « avait, au nom d'un contentieux bien réel, qui l'opposait au Koweit depuis l'époque ottomane, commis une erreur », il ajoutait aussitôt: « L'ONU aurait dû traiter cette erreur par la négociation plutôt que par les menaces et les mises en demeure infamantes, elle qui, sur d'autres occupations de territoires, s'était montrée et se montre encore patiente ». Il ajoutait d'ailleurs: « il est vrai que le contrevenant était cette fois un peuple arabe». |