Carmel Camilleri |
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Porto-Farina, 1922 Paris, 1997 |
Eminent représentant de la communauté maltaise en Tunisie, le professeur Carmel Camilleri a étudié l'évolution sociologique de ce pays lors de la période précédant l'indépendance |
Celui qui devait devenir l'une des figures marquantes de la sociologie française de son temps naît en 1922 à PortoFarina (aujourd'hui Ghar-el-Melh), petit bourg rural à une soixantaine de kilomètres de Tunis, sur la lagune du même nom. Il est le quatrième des cinq enfants d'Alphonse Camilleri et de son épouse Joséphine Scotto. Mariés depuis 1910, ses parents appartiennent tous deux à la communauté maltaise du village, petit groupe ethnique homogène et original qui conserve jalousement son identité, son parler archaïque proche de l'arabe médiéval, et une conception exigeante du catholicisme ancestral. Alphonse, le père du futur sociologue, fait figure de notable à Porto. Doté d'une forte personnalité, propriétaire de quelques lopins de terre de bon rapport, il se distingue également par un niveau d'instruction, inhabituel dans ce milieu rural. Il écrit et lit notamment l'arabe classique et le français, deux langues apprises lorsqu'il était pensionnaire au petit séminaire tenu par les Pères Blancs. Selon une ambition alors courante dans les familles maltaises il avait en effet été initialement destiné par son père, épicier du village, à être prêtre, et l'aurait vraisemblablement été si le décès prématuré du chef de la famille n'avait obligé ses frères, qui n'étaient pas en mesure de payer sa pension, à le retirer du séminaire. Souvent consulté sur des points de droit français ou musulman, rédigeant gratuitement lettres et documents en français ou en arabe, Alphonse Camilleri, qu'on appelle respectueusement Erf Fons, d'une appellation honorifique locale, en était venu à faire fonction d'écrivain public et de médiateur bénévole et, au sein du groupe maltais, de leader. A ce dernier titre, Alphonse Camilleri, qui voue à la France et à sa culture une admiration sans borne, a mené campagne au lendemain de la guerre de 1914-1918 pour inciter les membres de sa communauté à renoncer à leur statut de sujets coloniaux de Grande-Bretagne et à opter pour la citoyenneté française, comme les décrets et lois de 1921 et 1923 leur en offraient la possibilité. Convaincre les Maltais de Porto n'a d'ailleurs pas été une mince affaire car, ardents catholiques, nombre d'entre eux répugnaient à l'idée de devenir citoyens de la république d'Emile Combes. Dans un tel contexte, la naissance en 1922 de Carmel, premier garçon après trois filles, et premier de sa famille à être né français, est pour Alphonse Camilleri, un motif de fierté. Le jeune Carmel va cependant lui en donner d'autres en se montrant, dès l'école primaire, remarquablement doué pour les études. Il présentera avec succès, sur le conseil de son institutrice, et avec l'accord de ses parents, l'examen d'entrée en sixième et sera admis haut la main au lycée Carnot de Tunis, alors l'un des fleurons de l'enseignement français outre-mer. Pour mieux suivre les études de son fils, Alphonse Camilleri fait alors le sacrifice financier de quitter Porto- Farina et s'installe avec toute sa famille dans la capitale en 1933. Après avoir logé quelque temps rue Ben Guénich, dans un quartier majoritairement juif, les Camilleri emménagent dans un modeste immeuble qu'ils ont acheté au 19 de la rue Ben Kaouach. S'ils ont fait le choix d'emménager dans cette ruelle du quartier de Bab-EI-Khadra, c'est pour être un peu moins dépaysés, ce secteur comptant de nombreux Maltais, regroupés autour de l'église du Sacré-Cœur, où officient des prêtres de leur langue. A Tunis, le jeune Carmel se trouve plongé dans une ambiance fort différente de celle de son bourg natal, où les Maltais n'avaient guère d'autres voisins que les musulmans du cru, ne frayant guère en effet avec les quelques fonctionnaires corses du pénitencier local et leurs familles, dont les opinions avancées et la liberté de manières les effarouchaient. Dans la capitale de la Régence, il trouve un contraste frappant entre la société du lycée, où les Français de souche sont nombreux, et Bab-el-Khadra, où ils sont totalement absents tandis qu'on y côtoie en revanche, non seulement les nombreux cochers maltais qui habitent le quartier et leurs familles, mais aussi leurs voisins siciliens, italiens, juifs et musulmans. Cette expérience précoce des relations inter ethniques, et du mécanisme complexe des échanges culturels, devait durablement marquer le futur spécialiste de l'interculturalité et du changement culturel. Pour l'instant toutefois, il se préoccupe surtout de ses études où il continue de se montrer brillant élève et travailleur acharné, se passionnant pour les horizons nouveaux que lui ouvrent les matières enseignées. Parmi celles-ci, l'arabe classique que son père a tenu à ce qu'il étudie, comme lui-même jadis au petit séminaire. Non qu'il veuille faire de Carmel le Père Blanc qu'il n'a pas été, mais il caresse le rêve d'avoir un fils contrôleur civil, personnage qui, à ses yeux, est l'incarnation même du prestige de la France et de son autorité. La connaissance de l'arabe s'avérera ultérieurement précieuse pour Carmel, mais, pour le moment, c'est la philosophie qui le passionne et qu'il décide d'étudier après le baccalauréat. Bien qu'il lui soit pénible de voir ses espoirs déçus, Alphonse fait preuve de compréhension, ce dont son fils lui sait gré, car il sait le jeune homme brillant et destiné de toute façon à réussir dans la voie qu'il aura choisie. Carmel s'inscrit à la Faculté des Lettres d'Alger dont relève Tunis. Pour financer ses études, il est surveillant d'internat au lycée Bugeaud, avec une parenthèse sous les drapeaux en 1939-1940. A nouveau mobilisé après le débarquement allié de 1942, et incorporé dans une unité de parachutistes, il participe au débarquement en Provence, découvrant ainsi la métropole pour la première fois en la libérant. Gravement blessé, et inapte au combat, il est renvoyé en Algérie, où il reprend ses études tout en terminant sa convalescence. En juillet 1946 il épouse Hélène Mauroux, native de Bizerte, qui sera la compagne de sa vie. C'est la première fois depuis que ses ancêtres ont quitté Malte au milieu du XIXème siècle qu'un membre de la famille Camilleri se marie en dehors de son groupe ethnique. Après avoir enseigné successivement à Médéa et à Oran, il décroche l'agrégation de philosophie en juillet 1952 et, à la rentrée, est nommé professeur au lycée de Constantine. L'occasion se présente enfin de rentrer au pays lorsque, en 1953, on lui propose une chaire de terminale au collège Saddiki de Tunis C'est un prestigieux établissement qui, fondé au milieu du XIXème siècle, voit depuis passer dans ses murs l'élite de la Tunisie musulmane. Carmel Camilleri enseignera pendant sept années dans ce qui est un poste d'observation privilégié, au moment où la Régence est secouée par les événements qui vont déboucher sur l'autonomie interne en 1955, puis l'indépendance en 1956. Frappé par les profonds changements de mentalités qu'il observe dans la société tunisienne, sans parler de ceux qu'il a pu noter à l'intérieur de son propre groupe et de sa famille, Carmel Camilleri fait passer progressivement ses centres d'intérêt de la philosophie pure à la psychologie sociale. Il inscrit alors, sur le conseil de Jacques Berque, un sujet de thèse de doctorat d'Etat portant sur l'adaptation de la jeunesse tunisienne à la modernité. Il consacrera à cette recherche sept longues années au cours desquelles sa connaissance de l'arabe parlé et de l'arabe littéral va lui être précieuse, lui permettant de s'entretenir dans leur langue avec ses interviewés et de dépouiller une documentation importante rédigée en arabe. Entre-temps il a quitté Saddiki pour la nouvelle Faculté des Lettres de Tunis. Il Y contribuera à former nombre des futurs enseignants et chercheurs de la Tunisie indépendante. Menant de front recherche et enseignement, Carmel Camilleri a aussi à cœur de s'impliquer dans la formation continue à tous niveaux. C'est ainsi qu'il aura, au cours d'un stage destiné à des enseignants du primaire, la joie de retrouver, parmi ses stagiaires, son ancienne institutrice française de Porto-Farina, celle-là même qui avait décelé chez lui les aptitudes qui devaient le mener si loin. Mais l'heure est arrivée de choix déchirants. Pour Carmel Camilleri, quel que soit son attachement à son pays natal, il est devenu clair que sa place n'est plus en Tunisie. En 1966, il obtient sa mutation à la Faculté des Lettres de Tours où il devient professeur après sa thèse soutenue en 1971. Viendra ensuite son élection à une chaire de psychologie sociale en Sorbonne dans ce qui sera, après 1968, l'université René-Descartes. Il y restera jusqu'à sa retraite en 1995. Une deuxième vie et une deuxième carrière ont commencé, aussi fécondes que la première sur le plan intellectuel. Elargissant son champ d'étude des jeunes aux migrants, il va devenir un spécialiste internationalement reconnu des tensions que provoque l'adaptation au changement culturel et technologique, ceci aussi bien dans les sociétés développées que dans les sociétés en voie de développement. L'œuvre qu'il laissera comprend sept ouvrages et plus de cent dix articles et rapports, dont beaucoup auront été traduits dans diverses langues étrangères. Enseignant attentif et disponible, il aura dirigé près de soixante-dix thèses et formé d'innombrables élèves dont beaucoup gardent de lui le souvenir ému d'un maître modeste, attentif et disponible. A deux reprises, en 1972 et 1995, il a l'occasion de se rendre à Malte. La première fois, c'est pour retracer devant un congrès scientifique l'histoire de la communauté maltaise de Porto-Farina dont le dernier représentant - un Camilleri - vient de quitter la Tunisie, la deuxième fois à titre privé. Dans les deux cas, il mesure avec fierté les progrès accomplis par le pays de ses ancêtres depuis l'époque où ils fuyaient la misère et l'analphabétisme engendrés par l'occupation anglaise. Il meurt prématurément à l'âge de soixante-quinze ans des suites de la blessure reçue au cours de la campagne de France. Sa mort est saluée avec émotion par ses anciens collègues, élèves et amis dans la presse et les médias tunisiens. Sa mémoire et celle de sa famille seront encore évoquées en mars 2000 par le signataire de ces lignes dans une communication au colloque international organisé par la Faculté des Lettres de Tunis-Manouba, sur l'histoire des communautés méditerranéennes de Tunisie.
Patrice Sanguy
Sources :
Parmi ses œuvres :
* Une communauté maltaise en Tunisie entre les groupes arabo- berbère et français, Les Tenps Modem« n" 470, sept. 1985 (réed.). * Rencontre des cultures et avatars identitaires, Projet, 1993. * Jeunesse, famille et développement ; essai sur le changement sociologique dans un pays du tiers-monde, Paris, CNRS, 1973. * avec Claude Tapia, Jeunesse française et groupes sociaux après Mai 1968, Paris, CNRS, 1974. * avec Claude Tapia, Les nouveaux jeunes : la politique al le bonheur, Toulouse, Privat, 1983 * Anthropologie culturelle et éducation, Paris, UNESCO, 1985 avec J. Kastersztein; 7M. Lipi ansky, eH Malewska-Peyre.
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