Paulin Gillin, père d'Henri Gillin, fut une des grandes figures de l'agriculture française et tunisienne. Sorti major de l'école nationale d'agriculture de Montpellier, il occupa plusieurs postes en France, dont celui de directeur des Services agricoles de Tulle, puis de Clermont-Ferrand, avant d'accepter en 1920 sa nomination en Tunisie au poste de directeur des services de l'enseignement agricole et de la recherche agronomique. Il obtint à ce titre de hautes distinctions: chevalier de la Légion d'Honneur, commandeur du Mérite agricole, grand-officier du Nicham Iftikar, chevalier de la couronne d'Italie, commandeur du Ouissam alaouite.

Son troisième fils, Henri, né à Tulle en 1903 entra à l'école coloniale d'agriculture de Tunisie (ECAT) en 1921. Il en sortit, après deux années d'études, avec son diplôme d'ingénieur. Admis le 15 novembre 1923 à l'école de Saumur, il fut affecté au 7e Hussards à Angers. Dans le même temps, il avait pu acheter un des lots de colonisation réservés aux anciens élèves de l'ECAT. Cette propriété de 130 hectares, dont 120 de friches incultes, allait lui donner l'occasion de développer ses qualités de cultivateur, renforcées par le savoir théorique et pratique que lui avaient transmis ses professeurs. Ce lot était situé dans le cap Bon, au lieu-dit c Menzel-Yahia ", tout proche de la mer.

Dès son retour de l'armée, Henri Gillin entreprend le défrichement, logeant dans une maisonnette d'une pièce et cuisine située près du seul puits existant. Quelques années après, grâce à des plantations d'agrumes et de vignes, des cultures maraîchères et le forage de quatorze puits pour l'irrigation, la propriété commence à donner des récoltes importantes,

Il épouse, le 28 janvier 1926, Marcelle Lapalu, fille d'un des plus anciens colons de Mateur. L'année suivante voit la construction d'une maison de six pièces et de communs. Leur propriété s'appellera le «domaine de Montjoie».

Henri Gillin devient membre fondateur puis vice-président de la cave coopérative des vins muscat de Kélibia. Puis il quitte ses fonctions pour se consacrer entièrement à son domaine et notamment à l'édification d'une cave pour l'élaboration de mistelles de muscat pour Martini Cinzano, puis de vins de muscat secs, dont le bouquet remarquable et le degré lui permettent d'écouler facilement cette production à la Compagnie française des grands vins de Villefranche-sur-Saône et à un fabricant de vins mousseux de Brignoles.

La guerre allait avoir de profondes répercussions sur la vie de la famille Gillin. Henri est chargé en août 1939, comme lieutenant, de former un escadron de spahis et de le. conduire dans le sud tunisien. En février 1940 il est désigné pour suivre les cours d'officiers-élèves du Service des Affaires indigènes à l'Institut des hautes études de Rabat. Classé sixième sur trente, il est dirigé sur Marrakech pour être adjoint au colonel, chef du Bureau des affaires indigènes et nommé inspecteur des coopératives de Mazagan (aujourd'hui El-jadida) et Safi .

Les années 1941-1942 virent la participation de Henri et Marcelle Gillin aux Forces françaises combattantes et au réseau de résistance Mounier. Ils communiquaient de leur propriété, par messages codés, à Malte les passages en eaux territoriales des navires de l'Axe. Douze bateaux de guerre et de transport de troupes furent officiellement coulés à la suite de cette action. Ce réseau fut découvert par la police de Vichy. Dix-huit membres, dont Henri Gillin, furent arrêtés et jugés par le tribunal maritime permanent de Bizerte. Condamné, puis amnistié, Gillin fut rappelé sous les drapeaux et mis à la disposition du directeur des Affaires politiques. Il put mener à bien une mission de récupération de près de 2000 ovins provenant du centre de la Tunisie qui avaient été dispersés dans l'est et le nord-est du cap Bon par l'intendance allemande lors de la retraite des troupes italo-allemandes.

Promu capitaine, il est nommé à Gabès comme contrôleur civil, adjoint au général commandant la région. Pendant son séjour, il organise des plantations d'oliviers autour de la palmeraie dans des cuvettes naturelles avec petits barrages pour retenir les eaux pluviales, ainsi que cela existait depuis des siècles autour de Sousse.

Démobilisé en août 1945, il reprend le chemin du domaine de Montjoie qui, durant son absence, a été géré par son épouse qui reçut la distinction de chevalier puis d'officier du Mérite agricole. Il refusait de ce fait l'offre du directeur des contrôles civils de le maintenir dans ses services.

Les difficultés liées à l'indépendance décidèrent Henri et Marcelle à quitter la Tunisie en 1955 pour s'installer en France. Le domaine de Montjoie fut exploité par leur fils Pierre de 1951 à 1959. Celui-ci, durant cette période obtint trois années de suite la médaille d'or pour ses vins et par son action, l'appellation d'origine contrôlée « muscat de Kelibia » pour la région. Marcelle lui succéda à son départ. Arrêtée par des gendarmes tunisiens sous inculpation insensée de trafic d'armes le 19 août 1961, elle est incarcérée, jugée et condamnée à trois mois de prison et une amende. Elle fit ainsi partie des otages que le président Bourguiba retenait en guise de monnaie d'échange destinée à le mettre en position de force dans les discussions menées entre les gouvernements français et tunisien pour leur accession à l'indépendance totale .. Après un mois dans une cellule avec onze autres femmes tunisiennes, prostituées ou de droit commun, Marcelle fut libérée grâce à l'intervention d'un avocat, et reprit courageusement la gestion du domaine jusqu'en 1964. Montjoie, comme toutes les propriétés et biens des Français en Tunisie, fut saisi officiellement sans contrepartie le 15 mai 1964. La magnifique récolte de « muscat de Kélibia » passait sans coup férir dans d'autres mains. La maison de Montjoie deviendra la demeure officielle du délégué du gouverneur du cap Bon. La vie de travail d'Henri et Marcelle s'est prolongée en France. Citons notamment la création d'un verger de 15 hectares dans le Var, d'un hôtel-restaurant dans le Haut- Var. Ils prirent leur retraite sur la côte d'Azur, à deux pas de cette Méditerranée qui vit passer d'un continent à l'autre tant de valeureux pionniers français, toute leur vie attachés à leur idéal : la création et la mise en valeur de terres incultes, la prospérité de pays sous-développés, le bien-être de populations qui vivaient jadis dans la misère.
 

Jean-Pierre Zeller